Tunisie : Béji Caïd Essebsi, requiem pour un homme tiraillé par ses compromis

5 août 2019

(Ecofin Hebdo) – Béji Caïd Essebsi, le plus vieux dirigeant en exercice de la planète, après la reine d’Angleterre, a rendu l’âme. A la tête de la Tunisie, depuis 2014 seulement, l’homme de 92 ans, allié puis opposant du père de l’indépendance Habib Bourguiba, a connu les épisodes les plus marquants de l’histoire de la Tunisie moderne. Pour survivre à ces vents, souvent contraires, le défunt a parfois dû se muer en caméléon politique n’hésitant pas à, parfois, changer d’idéologie. Toutefois, réduire le disparu à un simple politicien à la souplesse intéressée serait une insulte à la mémoire d’un intellectuel qui a réussi, en dépit des profondes mutations de son pays et des attaques terroristes, à le garder uni.

Ce 25 juillet 2019, Béji Caïd Essebsi, le président de la République tunisienne est mort. Des rumeurs avaient annoncé à tort, il y a quelques jours, le décès de l’homme, après un « malaise »suivi d’une nuit à l’hôpital militaire de Tunis. Malgré les photos du chef d’Etat devant un match de l’équipe nationale, publiées par la présidence, la santé de Béji Caïd Essebsi a continué de faire parler. Finalement, il meurt des suites de ce fameux malaise, pour lequel il avait de nouveau été hospitalisé la veille de son décès. Avec la disparition de celui qui est devenu, en 2014, le premier président démocratiquement élu en Tunisie, ce sont de longues pages d’histoire politique du pays qui se tournent.

Un paradoxe nommé Essebsi

Essayer de résumer Béji Caïd Essebsi se révèle être un exercice plus compliqué que les nombreux hommages qui fusent dans les quotidiens tunisiens et étrangers peuvent laisser penser. En effet, le défunt restera dans les mémoires comme l’un des hommes politiques les plus paradoxaux de l’histoire tunisienne.

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 L’un des hommes politiques les plus paradoxaux de l’histoire tunisienne.

Musulman pratiquant, il est opposé à l’Islam politique. Pourtant, une fois au pouvoir, il prend une décision, analysée par certains observateurs comme l’ultime compromission : il tend la main aux groupes islamistes qu’il finit par inclure dans un gouvernement d’union nationale.

Il prend une décision analysée par certains observateurs comme l’ultime compromission : il tend la main aux groupes islamistes qu’il finit par inclure dans un gouvernement d’union nationale.

Sur le plan idéologique, cette union, de raison ou de déraison, est un véritable reniement de soi. En fait, ce volte-face n’est que l’un des très nombreux épisodes ayant fondé l’aura d’ambivalence que gardera certainement Béji Caïd Essebsi dans les livres d’histoires.

Pour rappel, celui qui était perçu comme un démocrate commençait à donner à son parti, à la tête duquel il a imposé son fils, l’impression de vouloir imposer une dynastie au mouvement. Toutefois, le plus grand paradoxe reproché à celui qui dirigeait la Tunisie depuis 2014, est très certainement lié à la révolution. Propulsé, à nouveau, sur la scène politique tunisienne, en 2011, il est accusé de n’avoir pas lutté contre la dictature, d’abord de son mentor Habib Bourguiba dans les années 60, puis d’avoir passé sous silence, sous Ben Ali, des actes de torture. Ces accusations, il y répond partiellement en 2015. Dans une tribune, il explique « préférer les petits pas aux sauts dans le vide, privilégier le pragmatisme à l’aventurisme, la négociation à l’affrontement, la modération aux surenchères, la raison au fanatisme ».

Le dernier hussard de Bourguiba

L’une des choses ayant le plus caractérisé le défunt président tunisien est son attachement aux principes d’Habib Bourguiba, pour qui son admiration restera sans failles, même lorsque les relations se dégraderont entre les deux hommes. Il faut dire que le père de l’indépendance tunisienne est présent très tôt dans la vie de Béji Caïd Essebsi. En effet, à 15 ans, celui qui sera élu bien plus tard à la tête de la République tunisienne, né en 1926 à Sidi Bou Saïd, milite déjà pour Habib Bourguiba. Il fait partie du mouvement de jeunes du Néo-Destour.

Issu d’une famille aisée de Tunis, il part, en 1950, étudier le droit à Paris. Il y cotoie notamment Habib Bourguiba Jr, le fils du président du Néo-Destour.

Issu d’une famille aisée de Tunis, il part, en 1950, étudier le droit à Paris. Il y cotoie notamment Habib Bourguiba Jr, le fils du président du Néo-Destour.

Il obtient sa licence en droit en 1952 et rentre en Tunisie où il devient avocat. En 1956, peu après les indépendances, il rejoint le cabinet du fils du président, devenu premier ministre. Nommé conseiller chargé des affaires sociales, il gère des dossiers tels que ceux des réfugiés algériens.

2Béji Caïd Essebsi à gauche et Dag Hammarskjöld à droite le 26 juillet 1961 à Bizerte

En 1961, avec Dag Hammarskjöld, secrétaire général des Nations unies.

Le 5 juillet 1965, il est nommé ministre de l’intérieur, puis ministre de la défense en 1969. Durant les années 1970, les relations de Béji Caïd Essebsi et Habib Bourguiba se dégradent. Pour beaucoup, la cause des tensions serait la dérive autocratique du père de l’indépendance. Ambassadeur à Paris de 1970 à 1971, Béji Caïd Essebsi défend des positions favorables à une démocratisation du pouvoir. Le mouvement, devenu Parti socialiste destourien (PSD), décide de l’écarter.

3Bourguiba décorant Caïd Essebsi 1966
1966, décoré par Bourguiba

Finalement, il sera de nouveau intégré dans le gouvernement après 10 années loin de la vie politique. Durant cette décennie, il se concentre sur son travail d’avocat. Lorsqu’en 1981, il est nommé ministre des affaires étrangères, il est convaincu qu’Habib Bourguiba est décidé à passer à la démocratie. Durant cette période, Béji Caïd Essebsi est également élu député. Le temps passe et les espoirs de démocratie s’érodent.

4ministre tunisien des Affaires étrangères lors dune réunion du conseil de sécurité de lONU octobre 1985
1985, ministre des affaires étrangères

En 1986, Zine el-Abidine Ben Ali prend le pouvoir et dépose Habib Bourguiba. En 1987, Béji Caïd Essebsi intègre le parti du nouveau président avant d’être élu député en 1989, puis président de la Chambre des députés de 1990 à 1991.

En 1986, Zine el-Abidine Ben Ali prend le pouvoir et dépose Habib Bourguiba. En 1987, Béji Caïd Essebsi intègre le parti du nouveau président avant d’être élu député en 1989, puis président de la Chambre des députés de 1990 à 1991.

On pense alors l’époque Bourguiba oubliée. Pourtant, alors qu’il est président de l’Assemblée nationale (1989- 1991), il décide de prendre ses distances avec le régime en place qui semble tout faire pour effacer l’héritage d’Habib Bourguiba. Béji Caïd Essebsi ne le sait pas encore, mais cette décision sera capitale pour son avenir.

Parfumé au jasmin, puis, ne plus être en odeur de sainteté au sein de son propre parti

Durant de longues années, Béji Caïd Essebsi retourne à sa robe et à ses plaidoiries. Il semble définitivement à la retraite lorsque Mohamed Bouazizi, un vendeur de légumes, s’immole par le feu et déclenche la révolution du jasmin. Ben Ali est à son tour chassé du pouvoir et Béji Caïd Essebsi est placé à la tête du conseil de transition.

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« Nous devons faire comme Bourguiba : investir dans la matière grise »

Pour lui, Ben Ali mérite ce qui lui ai arrivé. « Il nous a amené une révolution. Il a instauré la corruption à forte dose. C’était un gouvernement basé sur la force, utilisant la police pour cela. Il a essayé de détruire ce que Bourguiba avait construit sans vraiment y arriver. L’enseignement est généralisé, le statut de la femme confirmé. Mais les classes moyennes s’appauvrissent, la déscolarisation s’aggrave… Nous sommes un petit pays, nos ressources sont limitées. Nous devons faire comme Bourguiba : investir dans la matière grise », explique Béji Caïd Essebsi.

« Il a essayé de détruire ce que Bourguiba avait construit sans vraiment y arriver. L’enseignement est généralisé, le statut de la femme confirmé.»

De toute façon, bientôt, l’avocat aura tout le loisir de prendre ce type de décisions. En effet, en 2014, il est élu président de la République, au second tour contre Moncef Marzouki, le président sortant. En fait, l’intéressé a créé en 2012 un parti politique appelé Nidaa Tounès (« appel de la Tunisie »), pour barrer la route aux islamistes d’Ennahda. Critiqué durant la campagne, notamment pour son âge : 87 ans, mais aussi d’avoir couvert la torture sous Ben Ali. Il se défend en rappelant qu’il s’est éloigné volontairement du régime dictateur. Pour remporter les élections, il signe un accord secret avec Rached Ghannouchi, le chef d’Ennahda. Le mouvement islamiste contribue à faire élire Béji Caïd Essebsi.

Pour remporter les élections, il signe un accord secret avec Rached Ghannouchi, le chef d’Ennahda. Le mouvement islamiste contribue à faire élire Béji Caïd Essebsi.

Il crée alors un gouvernent d’union nationale. Pourtant, durant la campaagne, cette possibilité avait été écartée par le nouveau président tunisien. D’ailleurs, il finira par se brouiller de nouveau avec son allié d’un moment. Trop tard. Son parti, dont il a émietté l’ossature idéologique en intégrant des islamistes au gouvernement est déjà divisé. Beaucoup n’ont pas supporté qu’il leur impose son fils Hafedh Caïd Essebsi à la tête de Nidaa Tounes.

Son parti, dont il a émietté l’ossature idéologique en intégrant des islamistes au gouvernement est déjà divisé. Beaucoup n’ont pas supporté qu’il leur impose son fils Hafedh Caïd Essebsi à la tête de Nidaa Tounes.

Au final, malgré ses discours assurant qu’il ne se représenterait pas, Béji Caïd Essebsi restera davantage dans les mémoires pour son désir d’établir sa dynastie à la tête de Nidda Tounes, par sa facililé à passer de compromis à compromission, laissant également un mouvement politique affaibli.

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« Préférer les petits pas aux sauts dans le vide, privilégier le pragmatisme à l’aventurisme, la négociation à l’affrontement.»

Il aura toutefois permis la première transition démocratique du pays et réussi, contre vents et attentats terroristes, à le garder uni. Très actif, également, sur le plan de l’égalité hommes-femmes, Béji Caïd Essebsi aura au final fait ce qu’il a pu et cru juste, usant, judicieusement ou non, de ses incroyables talents de négociateur.

Servan Ahougnon

 

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